Par Léa Trentalaud, consultante senior chez CHEFCAB :
Loin de faire la une de l’actualité, les accidents du travail tuent pourtant deux personnes chaque jour en France, et font plus d’une centaine de blessés graves. La France figure sur le funeste podium européen des pays dénombrant le plus de morts au travail, après l’Espagne et l’Italie. Et la tendance française semble empirer, alors que 8000 décès supplémentaires dus au travail sont attendus d’ici à 2030, selon un rapport de la Confédération européenne des syndicats. Certains accidents ont marqué l’opinion publique, comme celui d’un agent de nettoyage de 52 ans décédé dans les sous-sols de l’Assemblée nationale en juillet 2022, des suites d’un incident avec la machine qu’il utilisait, ou encore le décès d’un jeune homme de 14 ans, effectuant son stage de troisième sur un chantier en Loire-Atlantique. Néanmoins, l’immense majorité des accidents et des décès qui peuvent en découler adviennent à bas bruit, dans une forme d’indifférence générale.
Le ministère du Travail identifie cinq grands risques comme étant à l’origine de la plupart des accidents du travail : le risque routier, la chute de hauteur, la manutention manuelle, les machines, l’électricité, et la chaleur. Au-delà du risque routier qui semble pouvoir concerner une part importante de la population active, les autres risques identifiés se réfèrent plutôt aux métiers de l’industrie, du BTP ou encore de l’agriculture, révélant une inégalité criante face aux risques d’accidents du travail. En effet, les ouvriers sont sept fois plus souvent victimes d’accidents du travail que les cadres, et ont cinq fois plus de risque de décéder au travail. Les victimes sont à plus de 90% des hommes, sur-représentés dans les secteurs les plus à risque.
« Le ministère du Travail identifie cinq grands risques comme étant à l’origine de la plupart des accidents du travail »
Ces chiffres accablants pourraient en partie s’expliquer par une procédure française de reconnaissance des accidents plus stricte que dans d’autres pays. En France, un décès sur le lieu de travail est de fait considéré comme un accident du travail. A l’inverse, en Allemagne, un lien de causalité entre travail et décès doit être établi pour être comptabilisé dans cette catégorie. D’autres pays estiment pour leur part que le décès, pour être qualifié d’accident du travail, doit survenir le jour même de l’accident. L’Assurance maladie explique aussi les chiffres français par une amélioration des processus de reconnaissance des accidents mortels du travail au cours des dernières années, ayant entraîné une hausse mécanique du nombre de décès liés au travail. Néanmoins, ces chiffres peuvent aussi être lus différemment, alors que nombre d’accidents du travail ne sont pas pris en compte dans les statistiques officielles. C’est le cas des travailleurs indépendants, qui non seulement bénéficient d’une couverture sociale moins protectrice que celle du régime général, et dont les accidents ne sont pas comptabilisés. Double peine également pour les travailleurs non-déclarés et sans-papiers, fortement représentés dans les secteurs les plus à risque, et ne pouvant de fait pas déclarer leurs accidents.
« Ces chiffres accablants pourraient en partie s’expliquer par une procédure française de reconnaissance des accidents plus stricte que dans d’autres pays. En France, un décès sur le lieu de travail est de fait considéré comme un accident du travail. A l’inverse, en Allemagne, un lien de causalité entre travail et décès doit être établi pour être comptabilisé dans cette catégorie. »
La prévention contre les accidents graves et mortels constitue pourtant un point central du quatrième plan santé au travail 2022-2025. Il est décliné autour de 4 axes : la protection des jeunes et des nouveaux embauchés, l’accroissement de la mobilisation auprès des travailleurs les plus vulnérables, le renforcement de l’accompagnement des TPE-PME, et l’approfondissement de la connaissance autour des accidents du travail pour mieux cibler les actions. Une campagne de communication a également été lancée en septembre dernier, intitulée “Sécurité au travail : responsabilité de l’entreprise, vigilance de tous”, rappelant les responsabilités de l’employeur, chargé de prendre toutes les mesures pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. De plus, depuis juin, les employeurs ont l’obligation de déclarer dans un délai de 12 heures les accidents mortels auprès de l’inspection du travail.
« La prévention contre les accidents graves et mortels constitue pourtant un point central du quatrième plan santé au travail 2022-2025. Il est décliné autour de 4 axes : la protection des jeunes et des nouveaux embauchés, l’accroissement de la mobilisation auprès des travailleurs les plus vulnérables, le renforcement de l’accompagnement des TPE-PME, et l’approfondissement de la connaissance autour des accidents du travail »
Malgré les bonnes intentions affichées, la dilution via les ordonnances travail en 2017 des Comités Hygiène et Sécurité au Travail (CHSCT), désormais intégrés au sein des Comités Sociaux et Économiques (CSE) dans les entreprises de 50 à 300 salariés, semble avoir fragilisé la protection des salariés face aux risques professionnels. Créés en 1982, les CHSCT constituaient des instances de représentation du personnel autonomes dans leur fonctionnement, avec pour mission de contribuer à la protection de la santé physique et mentale et à la sécurité des travailleurs de l’entreprise, et de les informer sur les risques et les moyens de prévention à leur disposition. Ils jouaient également un rôle de vigie en veillant à l’observation des dispositions légales en matière de prévention des risques par l’entreprise. Des études économétriques menées entre 2003 et 2010 montrent que la présence d’un CHSCT est associée à une meilleure santé au travail et à une moindre gravité des accidents. Le rapport d’évaluation des ordonnances travail publié en 2021 par France Stratégie pointe une fragilisation de l’engagement des élus au sein des CSE, et met en garde contre un traitement des sujets de santé, sécurité et conditions de travail non stabilisé, dans une nouvelle organisation difficile à trouver. Nombre de syndicats pointent la dilution des compétences du CHSCT au sein du CSE, avec l’avènement de représentants du personnel aux profils plus généralistes, et moins informés sur les enjeux de sécurité et de santé au travail.
Jean Auroux, ministre du Travail à l’origine de la création des CHSCT en 1982, avait alors déclaré « l’entreprise ne peut plus être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ». Force est de constater que le silence autour des accidents du travail est toujours aussi assourdissant en 2023, et que les déclarations d’intentions ne sauraient suffire à endiguer ce fléau.